Péguy ou "une autre façon de philosopher" (suite)

Le 13/06/2014

Image :


Les éditions du Cerf ont fait paraître il y a quelques semaines un ouvrage collectif intitulé simplement "Charles Péguy" dans la collection "les Cahiers d’histoire de la philosophie ". Ce travail a été dirigé par Camille Riquier, professeur de philosophie. C’est lui qui a co-organisé le récent colloque à Paris sur la pensée de Péguy (voir ici). Cet ouvrage nous offre l’occasion, grâce à ses nombreuses (et remarquables) contributions, de (re)découvrir le portrait d’un Péguy penseur de son temps et du nôtre. Extraits.







« Péguy fut ensemble et tour à tour révolutionnaire, socialiste, dreyfusiste, patriote, chrétien et poète. Mais il s’était toujours dit d’abord philosophe, encore qu’il n’en fît pas de la façon qu’on devait en faire. Péguy n’était pas agrégé et sourdement ne voulait pas l’être, en un temps, proche du nôtre, ou, à en croire Ernest Renan, être "agrégé de philosophie ", comme lui, reçu premier, c’était "tout pour être philosophe ". Et l’erreur serait de croire qu’il le fut alors en amateur, comme si le titre d’agrégé l’eût en effet seul autorisé à l’être vraiment. Il n’est besoin d’aucune institution pour l’être, pas plus qu’il n’est besoin d’ériger un monument, à Tréguier ou à Orléans, pour l’introniser religieusement tel. La philosophie est pour Péguy cette puissance révolutionnaire qui ne s’autorise justement de rien ni de personne pour s’exercer, et à cet égard rarement a-t-on été autant philosophe que lui, non pas seulement de pensée et en pensée, mais en son être et de tout son être. »
Camille Riquier, dans l’avant-propos.



 



« Non c’est vrai, Péguy n’a jamais été au programme de l’agrégation de philosophie. Vous dites que ce n’est pas un philosophe ? C’est pourtant bien le seul métier qu’il ait revendiqué. (…)

Il a contre lui d’avoir été beaucoup trop lu politiquement, religieusement, poétiquement mais jamais philosophiquement. (…)

C’est là tout le paradoxe de son œuvre : il flétrit très injustement l’avilissement général causé par le XIXe siècle au nom d’une catastrophe qui n’arrive vraiment qu’au XXe. Alors que toutes les forces en présence font l’éloge du Progrès, de la Science, de la Démocratie, il devine que l’on va vers l’abîme. (…)

Vous les Modernes, vous nous entrainez à l’abîme parce que vous n’avez ni le temps ni l’espace pour loger le peuple que vous prétendez moderniser. (…)

Et nous 100 ans après ? Oh, c’est bien simple, en cent ans, tout est devenu pire. Ce contre quoi luttait Péguy n’a fait que triompher, et les institutions sur lesquelles il comptait le plus, en espérant les réinstaurer, elles n’ont fait que s’affaiblir davantage. Le capitalisme sauvage du XIXe siècle n’était qu’une minuscule échoppe à côté » du monstre qu’il est aujourd’hui devenu. Et il est bien inutile de vouloir dresser contre lui un ersatz de socialisme – Jaurès, qu’on nous rende au moins la voix de Jaurès ! Quant à la politique, personne n’aurait même l’idée de la lier dans la même phrase avec le mot de "mystique ". Et l’Eglise ? Elle a tellement dégénéré qu’elle n’est plus qu’une triste police des mœurs. Vers ce qu’elle désigne de l’Index, personne n’a même l’idée de diriger son regard. Et la Science ? On parle aujourd’hui de la science ouverte et aventureuse d’autrefois, comme on parlait, au tournant de l’autre siècle, des études grecques ou latines. Ils vont nous sacrifier la Science, comme ils ont sacrifié, jadis, la culture antique. Oui, nous aussi, selon toute probabilité, "nous sommes des vaincus ". Quant à la philosophie, il serait bien fou le philosophe qui prétendrait aujourd’hui s’attaquer, comme Péguy, avec la même cohérence et la même obstination, à l’écosystème tout entier des Modernes ».
Bruno Latour, dans l’article "Nous sommes des vaincus ".



 



Sommaire :

Bruno Latour       "Nous sommes des vaincus"

Isabelle Stengers    La thèse que Péguy n'a jamais écrite

Philippe Grosos        Modernité, situation et inachèvement selon Péguy

François Fédier        Péguy philosophe

Benoît Chantre        La logique enchantée. Péguy, lecteur des trois ordres de Pascal

Geraldi Leroy        Péguy - Jaurès : un débat philosophico-politique

Camille Riquier        Péguy "Bergsonien". La mémoire, l'histoire, l'inoubliable

Damien Le Guay        Péguy et Maritain. Le conflit de deux observances chrétiennes

Claire Daudin        Bernanos disciple de Péguy

Alexandre de Vitry    De Deleuze à Péguy. La langue comme concept

Jean-Noël Dumont    L'otage et le suppliant

Sarah Al-Matary        Charles Péguy à la croisée des âges

Julie Higaki        Péguy, "athée" de quels dieux? Entre unité et pluralité, altérité et communion

Anthony Feneuil        L'espérance intégrale. Charles Péguy théologien de la mort de Dieu

J-Louis Vieillard-Baron    Les béatitudes selon "saint Péguy"

Marie Gil        A ras. Rasibus! La pensée de la lettre chez Péguy, une antiphilosophie

Bruno Latour        Pourquoi Péguy se répète-t-il? Péguy est-il illisible?


Soyez le premier a donner votre avis.