Pour en finir avec le "grand poète catholique"

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Le 01/02/2016

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Le dernier numéro du Bulletin de L’Amitié Charles Péguy (BACP) est très largement consacré à la publication en septembre 2014 des Œuvres poétiques et dramatiques de Péguy, dans la collection "Bibliothèque de la Pléiade" (Editions Gallimard) (voir sommaire du BACP ici).

Claire Daudin, présidente de L’Amitié, a dirigé la réalisation de cette nouvelle "Pléiade Poésie". Dans l’article ci-dessous, paru dans le dernier BACP, elle revient sur la genèse de ce projet et l’esprit qui l’a guidé.






« Pour en finir avec le "grand poète catholique" »



Péguy l’avait écrit dans Clio, le destin des œuvres est entre nos mains, il dépend de la manière dont elles sont éditées, lues, interprétées – ou non - par les générations successives. En un siècle, les textes que Péguy nous a laissés, publiés par lui dans les Cahiers de la Quinzaine ou mis de côté, ont connu bien des vicissitudes. Dans un article lapidaire, Robert Burac imputait la méconnaissance de l’œuvre de Péguy et les idées fausses répandues à son propos à la manière dont elle avait été éditée après sa mort, dans le désordre, sur une durée trop longue pour mettre en évidence sa cohérence (Robert Burac, « Le texte de Péguy et ses éditeurs français entre 1915 et 1987 », ACP 89, janvier-mars 102-112). On sait l’apport qui fut le sien pour rétablir la lisibilité de cette œuvre, présentée dans son exhaustivité et sa chronologie dans les trois volumes de la Pléiade parus entre 1988 et 1992. Je fais partie de la première génération qui a lu Péguy dans l’édition Burac.



Encore faut-il préciser que cette exhaustivité se cantonnait aux « œuvres en proses complètes ». Le vaste programme de Robert Burac entérinait la césure prose/poésie, laissant de côté les textes publiés dans le volume de la Pléiade paru dès 1941, qui réunissait les Mystères, les Sonnets, les Quatrains, les Tapisseries, Eve, la première Jeanne d’Arc. Or si Péguy est inclassable, ce n’est pas seulement par ses idées, mais bien par son écriture, qui défie les genres. Parce qu’elles créent un « horizon d’attente », les catégories que nous utilisons peuvent conduire à des lectures erronées d’œuvres qui les dépassent de toute part. Telle est l’histoire de la réception de Péguy, dans laquelle la nouvelle « Pléiade Poésie  » s’inscrit. J’en retracerai ici les étapes, en précisant les principes de notre édition, et en livrant quelques impressions personnelles sur une « mission de confiance » qui s’est avérée un défi aussi périlleux qu’exaltant.



De son vivant, Péguy était son propre éditeur : ses écrits paraissaient dans les Cahiers de la Quinzaine, parmi ceux de ses collaborateurs, souvent en dialogue avec eux, selon une périodicité particulière et à destination d’un public déterminé, celui des abonnés. Seule exception, les premiers poèmes en vers réguliers sont envoyés à des journaux. Après la mort de Péguy, tout reste à faire pour faire entrer dans les canons littéraires et les normes éditoriales une œuvre qui n’existe alors que sous la forme de textes parus en revue, de manuscrits inachevés et de fiches empilées dans des boîtes… En 1916, la veuve de l’écrivain propose le tout à Gaston Gallimard et signe avec lui un contrat d’édition pour une collection d’œuvres complètes. Robert Burac a souligné dans son article les faiblesses de cette édition, dont le premier tome sortit en 1916, et le dernier en 1955, sans logique dans l’ordre de parution, sans annotations, et avec un choix de préfaciers contestable. Barrès et les frères Tharaud en furent, mais ni Bergson, ni Romain Rolland… D’où une présentation de Péguy qui faisait la part belle à l’anecdote, infléchissait sa pensée, sans permettre d’entrer en profondeur dans l’œuvre. Il y avait néanmoins des raisons au choix de madame Péguy en faveur de celui dont le nom allait devenir fameux jusqu’à nos jours dans le monde de l’édition. Gaston Gallimard dirigeait alors les éditions de la Nouvelle Revue française. Jean Bastaire et Auguste Anglès ont consacré un article aux liens entre la NRF et Péguy, rappelant que tous ses membres fondateurs, les Gide, les Schlumberger, les Drouin, avaient été abonnés aux Cahiers de la Quinzaine (Jean Bastaire et Auguste Anglès, «Le premier groupe de la NRF et Charles Péguy », Bulletin des Amis Gide, n° 62, avril 1984, p. 171-215). Jacques Copeau et Henri Ghéon étaient des proches de Péguy. La NRF annonçait ses œuvres et plusieurs projets de publication dans la revue de Gide furent échafaudés, échouant pour des raisons diverses, dont certaines d’ordre économique. Mais l’admiration était à sens unique. Péguy n’adhérait pas au primat de l’esthétique qui caractérisait la NRF. Il détestait Gide, pourtant grand admirateur de ses mystères ; mais on peut difficilement imaginer deux hommes moins compatibles. D’après Jean Bastaire, Péguy aurait également perçu la création de la NRF, neuf ans après celle des Cahiers, comme une menace pour sa propre revue.



Gallimard est resté l’éditeur des œuvres de Péguy jusqu’à ce qu’elles entrent dans le domaine public. Outre la série des « Œuvres complètes », plusieurs textes parurent dans la « collection blanche ». Mais au cours de l’entre-deux-guerres, ce sont les morceaux choisis de la « collection catholique » qui assurent les succès de librairie de Péguy. Succès problématique, qui, en dépeçant l’œuvre, compilée en petits ouvrages de dévotion, dresse un monument au « grand poète catholique », chantre de la Patrie et de l’Ancienne France. Prières, pensées, Souvenirs, La France, Saints de France, Notre Dame, Notre Seigneur… Chacun des titres de cette collection est une pierre ajoutée à l’édifice.



Péguy entre dans « La Pléiade » dès 1941. La collection existe depuis dix ans. Elle a été créée par Jacques Schiffrin pour offrir aux lecteurs les œuvres complètes des grands auteurs en format de poche. En 1933, elle est annexée par les éditions de la Nouvelle Revue française, qui deviendront les éditions Gallimard. Le volume consacré à Péguy porte le numéro 60, mais il est seulement le deuxième auteur contemporain, après Gide, à y être publié. L’année 1941 paraît propice à Gaston Gallimard, qui profite du regain de popularité de l’écrivain en cette période de crise nationale. Le volume Péguy présenté aux jeunes, à destination des Chantiers du Maréchal, s’est très bien vendu. D’un point de vue commercial, le regroupement de plusieurs textes en un volume promet d’être plus rentable que les tomes des « Œuvres complètes » qui peinent à s’écouler. Mme Péguy et son fils Pierre ont également joué un rôle déterminant dans le lancement de cette première  Pléiade. Le volume est élaboré en quelques mois, d’avril 1940 à novembre 1941. Pierre Péguy a fourni la chronologie de la vie et de l’œuvre de son père, et François Porché, dont les poèmes furent publiés dans les Cahiers de la Quinzaine, a écrit la préface. Précieux témoignage d’amitié, sensible à la musique des vers de Péguy, ce texte inscrit l’œuvre et l’auteur dans une actualité dont l’ombre-portée les ternit durablement. De même que l’article nécrologique de Barrès avait métamorphosé Péguy en héros de la patrie tombé au champ d’honneur en occultant son œuvre, la préface de Porché fait consonner la poésie de Péguy avec l’atmosphère de contrition de la France vaincue. Cette édition sera réimprimée à maintes reprises et enrichie régulièrement, sans qu’on touche à la préface. Des notices de Marcel Péguy donneront des informations sur les circonstances de l’écriture des textes et sur les manuscrits. En 1967, Charles-Pierre Péguy, le troisième fils né en février 1915, signe un texte liminaire qui remet en question la partition entre prose et poésie, tout en justifiant le choix des œuvres retenues pour l’édition de 1941 par la crainte de la censure allemande, la « poésie » étant jugée moins subversive que la prose. Pourtant, les pages du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc sur les juifs, famille du Christ, auraient eu de quoi effaroucher les nazis, sans parler de la dédicace de la première Jeanne d’Arc à « toutes celles et à tous ceux qui seront morts de leur mort humaine pour l’établissement de la République socialiste universelle ».



Dès que l’on sépare les textes de Péguy en prose et poésie, on est dans l’approximation, une approximation dont l’effet principal est d’induire des lectures partielles et partiales, faites pour correspondre aux attentes idéologiques du public comme aux visées commerciales des éditeurs. « Hommage au grand poète catholique » : c’est encore ainsi que la Lettre de la Procure intitulait sa page consacrée à Péguy à l’occasion du centenaire de sa mort en 2014, alors même que les livres présentés, ouvrages critiques et textes de l’auteur, reflétaient les multiples facettes de cet écrivain irréductible. Cette façon de désigner Péguy est une construction éditoriale qui ne correspond pas à la réalité de l’œuvre ni de l’auteur. Les éditeurs ne sont pas les seuls en cause. Après le baptême de Mme Péguy en 1925, la famille ainsi que certains milieux catholiques conservateurs ont fait beaucoup pour intégrer l’écrivain dans le giron d’une Eglise cléricale à la théologie étroite, celle-là même qu’il avait violemment conspuée dans les pages du Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle, demeurées inédites jusqu’en 1955. Ce texte désormais accessible et la publication de la correspondance entre Jacques Maritain et Dom Baillet, Péguy au porche de l’Eglise, fissurent la statue du « grand poète catholique ». Parviendra-t-on à la démonter ? Elle est devenue un objet de culte pour une frange du lectorat traditionnel de Péguy qui se cantonne à sa poésie religieuse et ne cherche en cette dernière que l’illustration de ses propres conceptions, au détriment de ses innovations théologiques. Mais elle est aussi très commode pour ceux qui n’accordent d’intérêt qu’au « Péguy politique » ou au « Péguy philosophe », rejetant hors du champ de leur réflexion le chrétien et le poète. Témoin l’absence de réaction à la publication des Œuvres poétiques et dramatiques de la part d’intellectuels se réclamant pourtant à tue-tête de Péguy. Le clivage entre le prosateur et le poète arrange donc beaucoup de monde.



Cet héritage d’un Péguy « bifrons », nous n’avons pu le refuser. Notre cahier des charges était de fournir une nouvelle édition des Œuvres poétiques, l’adjectif dramatiques venant compléter le titre du volume projeté, dans un effort de fidélité à la diversité de la production littéraire de Péguy. Au moins avons-nous fait notre possible pour atténuer ce clivage néfaste. Le choix d’un plan chronologique, qui ne rejette pas en fin de volume les œuvres de jeunesse et ne cantonne pas les inédits en deuxième partie, a permis de montrer que Péguy n’était pas devenu poète en retrouvant la foi… Le vers régulier est présent dès sa toute première œuvre, la Jeanne d’Arc de 1897, et s’il renonce momentanément au poème et au drame, c’est contre sa vocation, pour parer à « l’utile » et à « l’urgent », en fondant une revue qui se veut un outil de réforme culturelle et politique. Le couplet rimé de La Chanson du roi Dagobert s’insère dans les Cahiers de la Quinzaine dès 1903 : veine poétique qui tient de la farce et de la chanson populaire, loin de toute religiosité. Le respect de la chronologie permet également de mettre en vis-à-vis les textes classés en « prose » et ceux classés en « poésie » que Péguy écrit dans le même temps. Il n’y a pas d’abord un Péguy polémiste, socialiste et dreyfusard, puis un Péguy poète catholique. Péguy reste polémiste jusqu’au bout, et sa pensée religieuse s’approfondit dans des textes en prose autant qu’elle se déploie dans les Mystères et les Tapisseries, qui, par ailleurs, ont une dimension civique et politique incontestable. L’appareil critique de cette édition a particulièrement souligné ces parentés, invitant à un va-et-vient qui éclaire les œuvres les unes par les autres au-delà du clivage des genres. On voit ainsi la concordance des thèmes et l’imbrication des textes : un exemple éclatant en est le Laudet, dans lequel Péguy revient sur Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, tout en annonçant Le Porche du mystère de la deuxième vertu. Les deux Notes sur Bergson et Descartes sont également solidaires des mystères, la contre-habitude donnant une interprétation philosophique de la petite fille espérance du Porche, et le bois mort de la pensée toute faite extrapolant sur l’évocation du bourgeon dans Le Mystère des saints Innocents. Rappelons enfin que Notre jeunesse paraît dans les Cahiers de la Quinzaine juste après Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc : Péguy n’y répond pas seulement à Daniel Halévy et à son Apologie pour notre passé, il s’y défend des tentatives de récupération occasionnées par son mystère en revenant sur la question de l’antisémitisme et en fustigeant l’Eglise des riches. A bon entendeur salut : c’est à Barrès et Drumont que Péguy s’adresse ici, en affirmant haut et fort ses fidélités.



Le corpus de ce volume est hérité, puisqu’il nous a fallu reprendre les textes publiés dans la précédente édition, mais il est également augmenté. Y figure  La Chanson du roi Dagobert « première » et « deuxième chansonnée » : on sait que devant les réactions de ses abonnés, Péguy avait renoncé à faire paraître la suite pourtant déjà écrite de ce texte étonnant, où la ligne de partage entre prose et poésie s’avère particulièrement inopérante, et qui ne prend toute sa portée qu’en étant lu dans son intégralité. L’article de Jérôme Roger, dans ce numéro, en souligne l’originalité et la profondeur ; c’est une découverte pour bon nombre de lecteurs. De plus, nous avons choisi de rompre avec des habitudes éditoriales dues à nos devanciers – hommage leur soit rendu. Péguy remaniait ses textes jusqu’au dernier moment, ajoutant et supprimant sur épreuves sans égard pour son imprimeur ; certains critiques ont livré aux lecteurs des versions reconstituées de ses œuvres, qu’ils jugeaient plus satisfaisantes que l’état arrêté par l’auteur. Cette liberté  correspondait aux pratiques d’une époque, mais n’allait pas sans infléchir l’interprétation des textes. Ainsi, l’édition du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc par Albert Béguin au Club français du livre, reprise dans la Pléiade à partir de 1957, est-elle en réalité un montage, qui ajoute au texte publié par Péguy une partie retranchée sur épreuves, suivie de pages retranchées sur manuscrit, avec un finale emprunté à la Jeanne d’Arc de 1897. Cette version suscita l’engouement des plus grands critiques, Bernard Guyon et Jean Onimus, car elle leur paraissait plus « équilibrée » sur un plan formel et plus facile à interpréter dans le sens du triomphe de la foi, Madame Gervaise et Jeannette se réconciliant, tandis que l’œuvre s’achevait sur un appel à la croisade afin de gagner la terre entière à la chrétienté. Or le texte mis au point par Péguy, tel qu’il le publie dans Les Cahiers de la Quinzaine, se termine sur l’affrontement non résolu entre une Jeannette en révolte et une Gervaise dont la raideur doctrinale s’effrite sous les coups de l’effrontée fillette. Le personnage de la religieuse, incarnation de l’Eglise-institution, est condamné par Péguy qui, en lui confiant le récit de la Passion ajouté in extremis en plein cœur de l’œuvre, transforme Madame Gervaise en pure voix énonciatrice, timbre ô combien humain dans lequel allait désormais s’exprimer le Dieu des deux mystères suivants. Exit la religieuse donneuse de leçons : la Gervaise du Porche et des Saints Innocents n’a plus de fonction cléricale ; femme du peuple, elle prête sa voix et ses accents au discours d’un Dieu qui se révèle dans la chair et le langage des hommes plus que dans les enseignements de l’Eglise. Autre cas où les choix éditoriaux infléchissent la signification et la réception du texte : les quatrains laissés par Péguy à l’état de fiches. Présents dès la Pléiade de 1941, ils y étaient donnés sans titre et dans un désordre qui permettait seulement de goûter la réussite de telle ou telle strophe, sans percevoir le mouvement d’une œuvre en devenir. Il s’avère que Jean Onimus, les disposant tels qu’il les avait trouvés dans les boîtes laissées par Péguy, aurait interverti l’ordre de début et de fin. C’est ce qu’a établi Jérôme Roger dans la présente édition, revenant au classement de Péguy en cinq sections correspondant aux cinq enveloppes dans lesquelles les fiches mises au propre ont été retrouvées. D’où le pluriel adopté dans notre volume : Ballades du cœur qui a tant battu, les séries de strophes étant présentées comme une « œuvre en chantier », manifestant par son inachèvement la désagrégation des certitudes à laquelle l’amoureux transis de Blanche Raphaël, bourré de culpabilité et de regrets, est alors en proie. Le parti-pris de Julie Sabiani, éditrice de la ballade dans la Pléiade à partir de 1975, était radicalement inverse, puisqu’elle avait intégré aux strophes retenues par Péguy des brouillons retrouvés ultérieurement, et reconstitué une « ballade de la peine » et une « ballade de la grâce » en un itinéraire poético-moral qui orientait la lecture et la signification de l’œuvre.



Restaurer l’unité de l’œuvre au-delà du clivage des genres, revenir aux états premiers des textes sortis de la plume de Péguy, nous a conduits à en mieux cerner la spécificité. Une fois dégagés de leur étiquette de « poésie catholique », ils nous sont apparus dans leur richesse et leur diversité, nous invitant à définir une « poétique » de Péguy qui prenne en compte ce foisonnement de formes. Emergence du vers libre en plein cœur d’une œuvre composite où la prose la plus serrée alterne avec des dialogues et des strophes d’alexandrins dans Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc ; hésitations entre drame et poésie dans Le Porche et les Saints Innocents, que les notions d’allures et de voix aident à résoudre ; battements d’un cœur blessé dans les Ballade, choix revendiqué de l’alexandrin imposant son ascèse et sa cadence au poète dans les Tapisseries… Péguy se révèle un écrivain en perpétuelle recherche, non pas seulement pour l’amour de l’art, mais avec le souci d’entraîner à sa suite tout un peuple qu’il veut conduire en procession vers la « cité harmonieuse », celle qui, dans La Tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc, est traversée par « un fleuve de grâce et de félicité » ; celle vers laquelle se dirigent les « morts ressuscités » d’Eve, en passant par des sentiers familiers.



On voit donc que la nouvelle édition prend nettement ses distances avec les précédentes et obéit à des principes éditoriaux clairs et revendiqués. Ces directions prises par nos travaux au fur et à mesure que s’élaborait le volume, je n’en n’avais pas la moindre idée lorsque Michel Péguy me confia la charge d’une nouvelle édition des œuvres poétiques de Péguy en Pléiade. Son vœu, tel qu’il me l’exprima avec force jusqu’à me convaincre de relever le défi, était de « rendre Péguy aux lecteurs ». Qu’entendait-il par-là ? Dans le beau jardin de la maison de Tassin-la-Demi-Lune où il me fit part de ses intentions, suscitant ma surprise et mon effroi, il me dit son désir que les grands textes de Péguy ne soient pas confisqués par les « spécialistes » ni réservés à des cercles catholiques plus soucieux d’y trouver la confirmation de leurs vues que de se confronter à l’irréductible nouveauté de la pensée et de l’écriture de Péguy. La « Bibliothèque de la Pléiade » était-elle le lieu pour un tel objectif ? Les couvertures en cuir et le papier bible de ses volumes en font des objets de luxe ; voir son nom inscrit sous celui d’un grand écrivain sur le coffret laqué de blanc est le débouché le plus honorifique d’une carrière de mandarin… Pourtant, il y eut immédiatement convergence de vue entre M. Péguy et le directeur de la collection, Hugues Pradier. Ce dernier, une fois obtenu l’accord d’Antoine Gallimard pour lancer le projet, sut nous présenter l’esprit de la Pléiade sous un jour qui rendait conciliables les exigences de rigueur scientifique au service de l’œuvre, et les attentes d’un public cultivé mais non spécialiste. Aussi ai-je constitué l’équipe qui allait se lancer dans cette aventure sans tenir compte du renom de maîtres en Sorbonne que je n’aurais guère été qualifiée pour « diriger », mais en m’adressant à des péguystes de quarante ans – l’âge où on sait qui on est - que je connaissais de longue date, dont les travaux consacrés à l’auteur, depuis leur thèse jusqu’aux nombreux articles publiés par eux, s’accompagnaient d’un engagement personnel au service de l’œuvre dans le cadre de l’Amitié Charles Péguy : l’érudition passionnée de Romain Vaissermann, la rigueur et la sensibilité de Pauline Bruley furent des atouts indispensables. Un quatrième larron vint compléter nos effectifs. J’avais fait sa connaissance à Saint-Pétersbourg, lors d’un des colloques organisés par l’association Le Porche et l’Université d’Etat de l’ancienne Leningrad. Il était spécialiste d’Henri Michaux, mais il aimait Péguy et en faisait une lecture originale qui ne devait rien à aucune école. Fin connaisseur de la poésie française, posant sur celle de Péguy un regard non contaminé, Jérôme Roger était l’homme de la situation pour la dégager des ornières dans lesquelles une interprétation trop confessionnelle l’avait enfoncée. Deux normaliens, deux universitaires, un professeur de classes préparatoires, quatre docteurs agrégés de l’Université : notre équipe avait les titres requis ; mais aussi quelque chose de plus, qui n’apparaît pas sur le curriculum vitae : le désir de faire œuvre commune, le sentiment de l’urgence et de la nécessité de la tâche à mener.



De fait, pendant quatre ans nous avons travaillé dans l’urgence : 2014 et le centenaire de la mort de Péguy constituaient la date butoir, l’éditeur y tenait ainsi que la famille. Nous avons tenu les délais. Contrairement à d’autres volumes de la collection, le nôtre n’est  pas une compilation de recherches effectuées indépendamment les unes des autres : nous nous sommes retrouvés régulièrement pour partager nos interrogations, décider ensemble des grandes orientations, résoudre les difficultés. Le Centre Charles Péguy d’Orléans nous a accueillis à de nombreuses reprises pour des séjours prolongés. La consultation des manuscrits et des épreuves est en effet indispensable à l’édition des textes ; elle seule permet le respect le plus scrupuleux des intentions de l’auteur ; elle seule nous fait entrer dans l’intimité du poète, au plus près du processus de création. Expérience insigne qui est en elle-même un privilège (C’est ici l’occasion de renouveler nos remerciements au personnel du centre, à sa directrice Aurélie Bonnet-Chavigny, mais aussi de rendre hommage au magnifique travail de classement des manuscrits et des épreuves dû à Julie Sabiani).



Notre travail n’est certainement pas exempt d’erreurs malgré le soin que nous lui avons apporté et celui des collaborateurs de la Pléiade qui l’ont relu avant sa publication. Ces relectures, nous les redoutions. Nous avions appris à apprécier l’inflexible rigueur et le professionnalisme de M. Pradier, qui ont été un soutien déterminant dans notre entreprise. Mais qu’allaient devenir nos précieuses notices, nos indispensables notes, sous les lunettes et les ciseaux de ses assistants ? Nos craintes étaient bien vaines : nous en avons eu la certitude dès les premiers échanges avec Mme Sibylle Steinmuller et M. Guillaume Louet, dont la finesse et le tact firent de cette dernière étape une collaboration pleine d’aménité.



C’est ainsi que l’on réalise une tâche trop grande pour soi, mais qu’il faut bien mener à son terme, car « celui qui doit marcher » ne peut se dérober. D’autres tentatives avaient été ébauchées dans les décennies précédentes, aucune  n’aboutissant pour des raisons diverses que M. Péguy et M. Pradier me révélèrent sous le sceau du secret… Derrière une « Pléiade » il y a une aventure humaine, avec ses limites et ses petitesses. Celle que nous avons vécue fut de bout en bout exaltante, et j’espère qu’un nombre toujours plus grand de lecteurs pourra en profiter, jusqu’à ce que les suivants prennent la relève, nous taxant à leur tour de parti-pris et corrigeant nos erreurs !



Claire Daudin


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Par : Buvat Jean paul

Note : Note 5

Titre : Centre formation

Avis : Magnifique