« Péguy et la fascination du pouvoir »

Le 09/03/2012

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Troisième volet de la série consacrée à Charles Péguy parue dans Témoignage chrétien. L’auteur est l’universitaire Charles Coutel. Après s’être penché sur notre rapport à l’argent dans l’article précédent, Charles Coutel analyse cette fois notre rapport au pouvoir, à travers l’œuvre de Péguy. L’article est paru dans le numéro 3481 de l’hebdomadaire. En voici l’intégralité, reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur et de Témoignage chrétien.



Charles Péguy et la fascination du pouvoir

Par Charles Coutel



SÉRIE (3/4) - L’œuvre de Charles Péguy nous alerte sur quelques bombes à retardement pour notre temps. Après la fascination de l’argent : notre rapport au pouvoir. Rude leçon en ces temps de campagne électorale. Depuis ses premiers articles publiés dans la Revue socialiste en 1897 jusqu’à Notre Jeunesse (1910), en passant par l’édition du Discours sur la liberté de Clemenceau en 1904, Péguy est l’observateur attentif et inquiet de la dérive électoraliste et parlementariste de la Troisième République. Il ne cède pourtant pas à la tentation populiste ou bonapartiste. Il critique ces dérives au nom de la république sociale, solidariste et laïque. Il s’insurge très vite contre l’exploitation électoraliste de l’Affaire Dreyfus par ses propres amis politiques, à commencer par Jaurès.



En 1910, Notre Jeunesse attire notre attention sur le risque de régression des mystiques républicaine et socialiste vers des arrangements parlementaires et gouvernementaux. Visant Jules Guesde, le socialiste intransigeant, il parlera même de ces « capitalistes d’hommes » qui ne vaudraient pas mieux que les capitalistes d’argent ; les premiers cherchent à accumuler les suffrages avec la même dureté d’âme et la même démagogie que les seconds. Les sièges électoraux deviennent des « rentes de situation » : népotisme, favoritisme, corruption, inculture, démagogie, opportunisme…



Parler le « parlementaire »



Les élus se mettent à parler un nouveau langage qui mime le français : le « parlementaire », diffusant à travers tous les partis un discours de propagande où l’on dit ce que le peuple veut entendre et où on ne lui dit pas ce qu’il ne veut pas entendre. Par exemple, le vrai montant de la dette française en 2012 ! Dans Notre Jeunesse, Péguy écrit ces phrases terribles qui sonnent aujourd’hui si juste : « Qu’importe, nous disent les politiciens professionnels, nous avons désappris la République, mais nous avons appris de gouverner. Le gouvernement fait les élections, les élections font le gouvernement. Les populations regardent, le pays est prié de payer » (souligné par nous). Enfin, les élus et les gouvernants imposent dans les institutions publiques une doctrine d’État par le biais d’un « Parti intellectuel » qu’ils paient et salarient. Il s’agit, dit Péguy, d’exercer un « gouvernement temporel sur les esprits ».



Cléricalismes



C’est pourquoi, durant la période 1904-1905, il défend l’idée subversive d’une « séparation continue » des cléricalismes et de l’État. Suivant en cela Ferdinand Buisson, il dénonce tous les cléricalismes visant à déposséder l’individu de sa liberté de penser : cléricalismes confessionnel, mais aussi politique, médiatique, économique, pédagogique…



Péguy nous avertit : « Nous manœuvrons entre deux bandes de curés ; les curés laïques et les curés ecclésiastiques ; les curés cléricaux anticléricaux, et les curés cléricaux cléricaux. » À la suite de Tocqueville, Péguy prend aussi la mesure de la tyrannie de la « pensée unique » dans les démocraties : noces de l’inculture et de la majorité !



Mais qui d’entre nous, un jour, ne fut pas tenté par une parcelle de pouvoir et de fausse gloire ? Péguy nomme cela « faire le malin » ! Nous n’hésitons pas à fermer les yeux sur les « petites fautes » de nos propres amis, pour leur plaire. Nous devrions souvent méditer cette phrase étrange d’Emmanuel Mounier : « Chaque vie est une petite Affaire Dreyfus ! »


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