Clio à Bobigny, "vertigineuse méditation sur le mystère du temps"

Le 15/03/2012

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Du 26 mars au 7 avril, la compagnie Théâtre en Partance propose une adaptation de Clio de Charles Péguy. Le spectacle est présenté à la MC93 à Bobigny (renseignements, réservations : cliquer ici). La mise en scène est signée Valérie Aubert et Samir Siad (en photo). Ce dernier dit avoir été séduit par la « vertigineuse méditation sur le mystère du temps » qu’offre Péguy à travers ce texte de Clio. Interview.





Amitié Charles Péguy (ACP) : D'où vous est venue l'idée de mettre en scène un texte de Péguy ? Pourquoi celui-là ?



Samir Siad : Depuis fort longtemps nous avions le désir de porter à la scène un texte de Charles Péguy. Ce désir est né au contact de la lecture des oeuvres de Georges Bernanos. En effet, ce dernier est un formidable lecteur de Péguy au sens où l'entend l'auteur de Clio : c'est-à-dire quelqu'un qui est capable "d'entrer dans ; dans quoi, mon ami ; dans une oeuvre, dans la lecture d'une oeuvre, dans une vie, dans la contemplation d'une vie, avec amitié, avec fidélité, avec même une sorte de complaisance indispensable, non seulement avec sympathie, mais avec amour". L'opportunité de pouvoir réaliser notre désir d'adapter au théâtre un texte de Péguy nous a été offerte grâce à la MC 93 de Bobigny et, en particulier, à Patrick Sommier, son directeur, qui met en oeuvre dans cette Maison de la culture ce qu'il a appelé le théâtre des livres. Théâtre qui met en scène des oeuvres de la littérature qui n'ont pas été écrites originairement pour la scène, mais qui, à côté des oeuvres du répertoire, peuvent éclairer notre regard comme nulle autre sur le monde, les hommes, leur destinée... Cette nouvelle création nous offre ainsi la chance et la responsabilité redoutable de porter à la scène un écrivain d'exception. En effet, à la fois prosateur et poète, créateur d'un style à la facture singulière et novatrice mais qui s'adresse, sans formalisme esthétique gratuit, à la conscience de chacun afin de le rejoindre dans sa vie intérieure, Péguy compte incontestablement parmi les plus grands écrivains de langue française à l'égal des Racine, Corneille ou Hugo dont il n'a eu de cesse d'admirer et de sonder le génie. Pourtant son oeuvre inspirée, d'une grande profondeur et qui demeure plus que jamais d'actualité est malheureusement de nos jours trop méconnue.

En choisissant de porter à la scène un de ses plus beaux textes, Clio, nous souhaitons d'abord lutter à notre humble mesure contre cette méconnaissance. Or précisément dans Clio, il est notamment question de la lecture, de la responsabilité des lecteurs et de la destinée des oeuvres artistiques ; Péguy écrit par exemple : "Il est effrayant, mon ami, de penser que nous avons toute licence, que nous avons ce droit exorbitant, que nous avons le droit de faire une mauvaise lecture d'Homère, de découronner une oeuvre du génie, que la plus grande oeuvre du plus grand génie est livrée en nos mains, non pas inerte mais vivante comme un petit lapin de garenne. Et surtout que la laissant tomber de nos mains, de ces mêmes mains, de ces inertes mains, nous pouvons par l'oubli lui administrer la mort. Quel risque effroyable, mon ami, quelle aventure effroyable ; et surtout quelle effrayante responsabilité." Cette réflexion sur la destination temporelle des oeuvres artistiques à laquelle se livre dans ce texte la muse de l'histoire va nous permettre ainsi de construire comme une sorte de mise en abîme théâtrale où Péguy, depuis le séjour des morts, ayant revêtu le masque de l'aînée des sept muses, à travers une vertigineuse méditation sur le mystère du temps, envisage en dernière instance le sort et les risques qu'encourt sa propre oeuvre maintenant qu'elle est "livrée entre nos mains".



ACP : Ce texte de Péguy, au départ, n'est pas très "théâtral". Comment avez-vous fait pour surmonter cette difficulté ?



Samir Siad : Incontestablement, le texte de Clio, même s'il ne se présente pas de prime abord comme une oeuvre dramatique à proprement parler, mais plutôt comme une suite de réflexions écrites en prose, est porté par le souffle et l'invention poétiques qui irriguent l'écriture de Péguy au cours de la période créatrice au cours de laquelle il compose cette oeuvre magistrale. En effet, la composition de Clio, qui demeura inachevée, coïncide avec un retour de Péguy à la poésie qu'il avait abandonnée depuis sa sortie de la rue d'Ulm, et lorsqu'il met en chantier ses Dialogues de l'âme avec l'histoire, c'est alors qu'il crée ses vastes compositions poétiques que sont ses Mystères et ses Tapisseries.

A cet égard, on peut dire que notre souhait de transcrire théâtralement ce texte a été d'abord provoqué par le fait justement que nous avons affaire à un poète, et qui plus est à un poète profondément nourri par le théâtre grec antique notamment. Notre tâche d'adaptateur en a été grandement facilitée : en effet, Péguy a l'art de donner à sa pensée une forme théâtrale, on pourrait même dire - et ce mot chez l'auteur de Clio revêt une importance capitale - charnelle. Péguy est un réaliste pour qui une idée est d'abord une expérience sensible, on est loin d'un essayiste qui se contenterait d'accumuler des spéculations abstraites ou doctorales. A contrario, on a le sentiment en le lisant qu'il éprouve comme un besoin viscéral de donner corps à sa pensée en l'inscrivant dans une véritable dramaturgie afin de l'ancrer davantage dans la réalité. Ainsi dans le texte que nous avons choisi de mettre en scène, Péguy s'invente un vrai double, Clio, la muse de l'histoire, à qui il offre la parole - au point que lui-même ne devient plus qu'un simple confident muet - et qui va lui permettre de donner vie et chair à un thème fondamental de sa réflexion : le mystère du temps. Ce subterfuge ou cette audace dramatique lui offre la possibilité de s'engager totalement dans les visions qui le traversent et qui ressemblent davantage à des inspirations poétiques qu'à de simples idées. Audace de Péguy faisant parler l'Histoire sur le ton familier et débonnaire d'une pauvre vieille femme, mais également avec des accents où percent régulièrement l'angoisse et la volonté d'arracher coûte que coûte les hommes à leur endormissement, à leur tiédeur et à leur propension à esquiver les scandales et donc les mystères de la création et de l'ordre historique.

Ainsi même si Péguy n'a pas écrit ce texte spécifiquement pour le théâtre, on peut affirmer qu'il a composé un véritable monologue - même s'il présente Clio comme un dialogue... Nous avons affaire à un seul personnage qui prend la parole. Personnage à la fois réaliste - une pauvre vieille femme - et mythique : la muse de l'histoire ; ce personnage appartenant, par conséquent, à la fois au monde des hommes et à celui des dieux. Cette particularité induit un des axes de notre dramaturgie. En effet, elle nous invite à inventer une forme théâtrale qui puisse traduire fidèlement cette ambivalence de Clio. Comment représenter une déesse et le mystère de sa présence ? Quel code scénique adopter pour permettre au spectateur d'écouter, "d'entrer dans", comme dirait Péguy, cette parole à la fois humaine et divine ? Dans ce texte, Clio parle "d'une barrière" qui sépare les oeuvres du public. Nous avons imaginé que la muse de l'histoire pouvait être la gardienne de cette barrière qui sépare le monde des vivants de celui des morts. La muse Clio est chargée en quelque sorte de nous délivrer un message de la part de ceux qui ont franchi cette porte que la mort a fermée derrière eux, et qui sont désormais ensevelis dans un silence que seul notre "incessant brouhaha" vient rompre. Claudel, dans Connaissance de l'Est, écrit que dans le théâtre occidental "quelque chose arrive", alors que dans le Nô "c'est quelqu'un qui arrive". À cet égard le monologue de Clio coïncide exactement avec cette définition claudélienne du théâtre Nô : aucun événement ni aucune action dramatique ne surviendront, mais il y a quelqu'un, mi-homme mi-dieu, qui arrive et qui nous parle... Bien entendu, nous ne voulons nullement calquer notre spectacle sur le modèle japonais. Mais cette forme théâtrale très codifiée qui tire sa source d'un rite funéraire et mystérieux, à l'égal du culte des mystes grecs dont la tragédie antique est l'héritière (théâtre et culture auxquels d'ailleurs l'auteur des Suppliants parallèles ne cesse de se référer), peut nous offrir une clef pour interpréter ce texte que Péguy a conçu comme un véritable mystère à l'image de ceux que l'auteur du Porche du Mystère de la deuxième vertu écrivait à la même époque. Mystère dans le sens, d'une part, où il s'agit d'une méditation sur les mystères du temps, mais également, d'autre part, dans la mesure où il fait parler sur un ton familier, mais non moins souverain, non pas une créature humaine mais l'Histoire elle-même



ACP : A qui ce spectacle s'adresse-t-il ?



Samir Siad : Ce spectacle s'adresse à tous. Aux connaisseurs de Péguy, à ceux qui fréquentent régulièrement ses livres, l'adaptation théâtrale d'une de ses grandes oeuvres pourra apporter, en tout cas nous l'espérons, de nouvelles découvertes, un approfondissement de leur lecture : l'auteur de Clio n'est pas un écrivain cérébral ; les idées - ou les renseignements et les enseignements comme il dit - qu'il a à nous transmettre nécessitent une incarnation... La parole théâtrale peut-être un moyen privilégié pour offrir à cette pensée en fusion et en jaillissement perpétuel la possibilité d'exprimer toute sa richesse, sa profondeur et les mille et une nuances qui la caractérisent. Quant à ceux qui ne l'ont jamais lu et qui nourrissent à son égard des préjugés, nous espérons tout simplement leur ouvrir une porte pour leur donner accès à cet écrivain capital, essentiel qui a su écrire une oeuvre merveilleuse en s'y engageant totalement sans ménager rien ni personne, et surtout pas lui-même. Puissions-nous être à la hauteur de cette effrayante responsabilité...





Propos recueillis par Olivier Péguy





Clio, de Charles Péguy. Adaptation et mise en scène de Valérie Aubert et Samir Siad (compagnie Théâtre en partance), du lundi 26 mars au samedi 07 avril 2012 à la MC93 à Bobigny. Renseignements, réservations : cliquer ici.



 


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