Les derniers jours de Péguy, par J.C. Demory

Le 19/12/2012

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Passionné d’histoire, ancien journaliste, Jean-Claude Demory a publié il y a quelques mois un livre intitulé "Les épis mûrs" (Editions Fiacre). Dans cet ouvrage, l’écrivain fait le récit des derniers jours de Charles Péguy avant sa mort le 5 septembre 1914. Il brosse également un portrait (partial) de l’homme. Nous publierons ici ultérieurement un compte-rendu de ce livre. Mais dans l’immédiat, nous vous proposons une interview de l’auteur.





Amitié Charles Péguy :

Pourquoi avoir choisi d'écrire un livre consacré à la vie et la mort de Charles Péguy ? Qu'est-ce qui vous intéresse chez cet homme ?




Jean-Claude Demory :

Le livre porte en sous-titre : « Récit sur la mort de Charles Péguy, août-septembre 1914 ». Il ne s’agit donc pas d’une biographie, mais bien d’un récit dont le thème est la mort du personnage, avec pour objectif de replacer cet événement dans son contexte historique. Si j’ai choisi de faire des retours en arrière à travers différents épisodes significatifs de la vie de Péguy, c’est afin de mieux éclairer le lecteur sur sa personnalité complexe et souvent déroutante. Par ailleurs, dans les différentes biographies que j’ai consultées, l’épisode militaire qui aboutit à sa mort est pratiquement escamoté, comme si cette phase de son existence n’intéressait pas les auteurs : « il a été tué à la guerre », point final. Ainsi, dans son ouvrage pourtant d’une grande richesse, Henri Guillemin consacre en tout et pour tout trois pages (de la moitié de la page 501 au haut de la page 504) aux dernières semaines de la vie de Péguy et à sa mort. Guillemin cite néanmoins Bernanos, lequel a écrit que la guerre « délivra Péguy de ses démons ». Pour ma part, je pense que c’est durant ce court laps de temps que Péguy a vécu les heures les plus intenses de sa vie. En quelques semaines, il a trouvé dans l’état militaire sa place exacte, son rôle parfait, la justification de son existence et la reconnaissance que vingt années de labeur intellectuel, de luttes et de polémiques lui avait obstinément refusées. Il serait déplacé en pareil cas d’employer le terme d’apothéose d’une vie, mais je crois qu’on peut parler d’aboutissement, d’accomplissement.

Quant à savoir ce qui, plus que son œuvre, m’intéresse en Péguy, c’est le « caractère » d’un personnage capable d’audace et d’utopie, c’est-à-dire le représentant d’une espèce en voie de disparition sinon déjà totalement disparue dans notre époque entièrement laminée par le conformisme de la pensée unique et la bassesse des sentiments. Péguy est un visionnaire qui déjà avait désigné le cancer qui ravage notre société contemporaine, c'est-à-dire l’argent, « le fric ». Péguy est un homme libre, en marge des modes et des chapelles. Me touchent ses côtés exaspérants et pathétiques, parfois pitoyables, sa mauvaise foi non dépourvue de candeur, ses humeurs fantasques, ses erreurs, ses échecs, sa résistance au désespoir, en un mot son humanité. C’est un « honnête homme » passionné et généreux qui a mauvais caractère, ce qui est extrêmement revigorant. Dans le désert de médiocrité surmédiatisée de notre triste époque, il apparaît comme un pic, un exemple dont il est important et urgent de raviver le souvenir.   



Amitié Charles Péguy :

Votre récit est particulièrement riche en détails, en description et en dialogue. Quelle est la part d'exactitude historique et quelle est la part de roman ?




Jean-Claude Demory :

J’ai eu la chance de bien connaître mes grands-pères ainsi que mes grands-oncles qui avaient fait la guerre de 14-18. Mon grand-père paternel a d’ailleurs été blessé au printemps de 1918 à Lizy-sur-Ourcq. Nous habitions Pantin, c'est-à-dire que les promenades dominicales à la campagne empruntaient tout naturellement la Nationale 3, la route de Meaux. Enfant dans les années 50, j’ai ainsi parcouru en leur compagnie les champs de bataille de la Marne. Ce sont mes grands-pères qui m’ont amené devant le monument de Péguy, devant celui de Gallieni. Ce sont eux qui les premiers m’ont expliqué la bataille de la Marne et ses fameux taxis. Dans leurs anecdotes, leurs récits, leurs souvenirs, ces grands-pères, ces grands-oncles, parlaient le langage des soldats, celui des hommes de leur époque qu’on retrouve dans « Les Croix de bois » de Dorgelès, dans « Le Feu » de Barbusse, dans « Ceux de 14 » de Genevoix. Ce qui me frappait surtout dans leurs récits, c’est l’impression d’une extraordinaire camaraderie qui régnait entre les soldats. Mes grands-pères, mes grands-oncles, je les admirais, je buvais leurs paroles et il se trouve que je possède une assez bonne mémoire... J’ai aussi retrouvé le journal d’un grand-oncle, sergent d’infanterie tué en 1916. Je dois dire que toutes ces choses m’ont beaucoup marqué et il m’a suffi d’imaginer quelles pouvaient être les pensées, les préoccupations de ces hommes, de ces soldats, pour reconstituer sans efforts des dialogues avec des mots, des expressions, des tournures en usage à cette époque dans les milieux populaires. A cela s’ajoute une bonne connaissance que j’ai acquise de l’armée de 14-18 et de l’ensemble de la guerre par mes lectures ultérieures et pour avoir dirigé une collection historique sur ce thème. Tout cela est donc la part d’exactitude. En ce qui concerne la partie romancée, j’y réponds dans la prochaine question.



Amitié Charles Péguy :

Dans votre ouvrage, ne figurent aucun renvoi bibliographique (on pense notamment au livre de Victor Boudon, "Mon lieutenant Charles Péguy") Pourquoi ?




Jean-Claude Demory :

Pour ce qui est des renvois bibliographiques, nous avons décidé avec mon éditeur qu’il n’y avait pas lieu d’en mettre, le livre, encore une fois, n’étant ni une biographie ni un essai, mais un récit basé sur des faits authentiques : d’une part, pour la partie militaire de l’ouvrage, sur le livre de Victor Boudon – on y vient et je vais développer – et pour le reste les différents épisodes de la vie de Péguy à travers différentes biographies, publications, articles de presse, archives, etc. En ce qui concerne le livre de Victor Boudon,  je l’ai trouvé par hasard chez un bouquiniste de la place des Vosges au début des années 80. Il m’avait beaucoup impressionné et je m’en étais déjà inspiré pour un long article sur le même thème – « La mort du lieutenant Charles Péguy » – paru dans « Historia » du mois d’octobre 1986, preuve que l’intérêt que je porte au sujet n’est pas tout à fait nouveau et qu’il y a quelques années déjà que je me documente et que j’y réfléchis. Le livre de Boudon constitue donc en quelque sorte l’épine dorsale de la partie militaire de mon ouvrage. En ce qui concerne l’aspect romancé, je me suis placé dans la situation  d’un scénariste de film. En partant des faits réels racontés par Boudon, j’ai simplement prolongé et enrichi les situations décrites en rajoutant des anecdotes, en amplifiant des descriptions, en imaginant les réactions des divers protagonistes, en créant des dialogues à partir de tout cela, toujours avec le souci de serrer le sujet au plus près et de n’en pas trahir l’esprit. De même, si j’ai conservé l’identité des officiers dont les personnalités, les faits, les gestes et les propos sont clairement définis, j’ai volontairement changé les noms des soldats ne pouvant prêter telles paroles à tel ou tel d’entre eux, mais toujours en procédant comme pour un scénario de film avec, autour de Péguy, personnage principal, les « seconds rôles », les « silhouettes », puis les « figurants », chacun incarnant un type différent de personnages. Cela m’a donné beaucoup plus de liberté pour mener le récit avec vivacité et cohérence et avec, j’insiste encore, le souci constant de suivre le sujet au plus près pour ne pas le trahir.  



Amitié Charles Péguy :

Votre récit de la vie de Charles Péguy ne fait quasiment pas référence à son œuvre, pourtant indissociable du personnage. Pourquoi ce choix ?




Jean-Claude Demory :

Tout simplement pour ne pas être « hors sujet » et ne pas m’écarter de l’axe de travail que je m’étais fixé, à savoir la mort du lieutenant Charles Péguy. S’il était utile, voire indispensable, d’évoquer le poète, l’écrivain, le polémiste, l’homme privé, c’est parce que toutes ces facettes de sa personnalité ajoutées à ce que fut l’officier, aboutissaient à peindre un portrait à peu près complet du personnage, de « l’homme » Péguy, nécessaire mise au point avant de raconter les circonstances ayant entouré sa mort héroïque. Celle-ci constitue le cœur de mon  sujet et certainement – j’insiste sur ce point - l’aspect à la fois le moins commenté et le plus significatif… de sa vie. Du coup, son œuvre abondamment traitée par les autres auteurs et biographes, passait au second plan.



Propos recueillis par Olivier Péguy



Demory Jean-Claude, Les Épis mûrs. Récit sur la mort de Charles Péguy (août-septembre 1914), Éditions Fiacre, 2012, 160 p.



 


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