Michel Laval : "La mort a livré Péguy aux pillards"

Le 23/09/2013

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Michel Laval est avocat et essayiste. Il a achevé il y a un an, un immense travail de collecte d’informations sur la Première Guerre mondiale et de lectures autour de Charles Péguy. Cela a abouti à la publication en janvier dernier d’un ouvrage intitulé « Tué à l’ennemi – La dernière guerre de Charles Péguy » (Editions Calmann-Lévy). Nous y avons consacré, sur ce site, une longue revue de presse. Voici à présent une interview de l’auteur, qui a reçu, pour ce livre, le Prix d'Académie 2013 décerné par l'Académie Française.



 



Amitié Charles Péguy : Pourquoi avoir choisi ce titre ? A quoi correspond l’expression « Tué à l’ennemi » ?



Michel Laval :  « Tué à l'ennemi » est l'expression consacrée pour désigner le « genre de mort » de l’immense majorité des soldats français tombés au combat lors de la Première Guerre mondiale. On trouve cette expression sur les fiches signalétiques élaborées au lendemain du conflit et conservées aujourd’hui aux archives du ministère de la défense. Il s’agit d’une expression singulière qui reflète l’esprit de cette doctrine de l’offensive à outrance qui faisaient dépendre des « facteurs moraux », - courage, énergie, volonté -, l’issue des combats, dont l’état-major français avait à l’époque fait sa doctrine et qui provoqua tant de ravages dans ce premier mois de guerre. « Tué à l’ennemi » n’est pas tué « par » l’ennemi, mais « en allant vers… », « à la rencontre de… ». Elle comporte une idée de mouvement, de défi, de provocation, quelque chose de l’insolence, de l’esprit chevaleresque et de l’« insouciance du danger » dont Madame de Staël dans ses Considérations sur la Révolution française attribuait traditionnellement au caractère français. Charles Péguy est mort ainsi le 5 septembre 1914, « tué à l’ennemi » dans une charge à découvert près de Meaux, au point culminant de l’invasion allemande, la veille du début de la bataille de la Marne qui allait marquer le redressement français, mais aussi ouvrir les portes du fourneau infernal de la très grande guerre. C’est la raison du titre du livre.



Amitié Charles Péguy : Vous auriez pu choisir un « héros » de la Première Guerre mondiale parmi les généraux (Joffre, Foch, Gallieni…). Pourquoi avoir choisi le lieutenant Péguy ? D’où vous est venu l’intérêt pour ce personnage ?



Michel Laval : La France en août 1914 a connu le plus grand moment d’unité de son histoire. Jamais sans doute, les Français ne furent à ce point rassemblés, à ce point « fondus de cœur et d’âme en une seule volonté de suprême énergie » selon la belle expression de Clemenceau, sans distinction d’opinions et de croyances, d’origines et de conditions. Toutes les classes, tous les milieux, toutes les familles spirituelles et religieuses, toutes les forces politiques et sociales, unis dans un même mouvement, résolus d’une même idée, les querelles abolies, les divisions surmontées, devant cette seule exigence de sauver la patrie du danger qui la menaçait, la « kaiserliche menace militaire allemande » écrivait Péguy. Or Péguy, précisément, incarne cette « ancienne France » qui, à cet instant, ne fait qu’une et va disparaître. Il rassemble en sa personne les « vingt siècles de rois, vingt siècles de peuples ». Il est le dernier maillon d’une longue chaine de cent générations se succédant dans la poussière du temps. Il est l’héritier de cette France dont parle de Gaulle avec majesté, « accablée d’Histoire, meurtrie de guerres et de révolutions, allant et venant sans relâche de la grandeur au déclin, mais redressée de siècle en siècle par le génie du renouveau ». Péguy est la synthèse de la France royale et républicaine. « Quant à moi, pour mettre d’accord le républicain et le réactionnaire qui sont en moi, je crierai alternativement un jour sur deux : “Vive la République !” et “Montjoie Saint-Denis !” » dit-il avant de partir. Joffre, Foch, Galliéni, pour ne citer qu’eux, sont des chefs militaires. Péguy prend place dans la grande cohorte des morts, des 1.396.000 soldats français morts qui sont les véritables héros de cette guerre à nulle autre pareille.



Amitié Charles Péguy : Etes-vous plus intéressé par le parcours de Charles Péguy ou par l’histoire de cette période de la Première Guerre mondiale ?



Michel Laval : Les deux sont d’une certaine manière indissociable. Le destin de Péguy s’accomplit avec celui de la France. Ces trente cinq premiers jours de guerre sont les trente cinq derniers de sa vie. L’histoire générale de la France et l’histoire particulière de Péguy sont intimement liées. Sa destinée personnelle se fond dans le destin collectif de tous au point qu’il est inconcevable d’évoquer l’un sans l’autre. Evidemment Péguy et son œuvre ne se réduisent pas à cet épisode final. A côté du lieutenant qui meurt debout face à l’ennemi, il y a l’auteur de l’extraordinaire manifeste politique qu’est Notre jeunesse, des quatrains sublimes de la Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres, des vers enveloppés de grâce des Tapisseries et encore, et peut-être même surtout, de la grande fresque chrétienne Eve, la longue imploration de deux mille strophes écrites « d’un seul tenant » et agencées dans une sorte d’« architecture antique »pour parler comme l’ami Joseph Lotte. Il y a encore le Péguy des Notes conjointes et plus encore des Cahiers de la Quinzaine, le pamphlétaire infatigable en insurrection permanente contre l’« universel désastre », le « déséquilibre unique », le « monstrueux dérèglement » du monde moderne, la sentinelle du vieux monde qui, quinze années durant, tient sa position « dans l’axe de détresse », pour « prendre le mal dans sa pleine justesse », pour regarder le monde dans son implacable réalité, « prophète du temporel », dernier représentant de la « meilleure armée du monde », l’armée des Dreyfusards, issu d’un autre temps, d’une autre époque, chargé d’histoire, lesté de mémoire, debout à l’orée d’un siècle dont il pressent la bestiale férocité et prophétise qu’il ne sera qu’une énorme « inondation de barbarie ». La première guerre mondiale marque une rupture décisive dans l’histoire européenne. Comme l’écrit le philosophe dissident tchèque Jan Patocka elle est la preuve ad oculos que le monde est mur pour sa fin. Or ce monde qui va s’effondrer comme un échafaudage c’est le monde de Péguy, c’est le monde de la vieille humanité française et européenne.



Amitié Charles Péguy : Votre livre est ponctué d’extraits d’œuvres de Charles Péguy (Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, Ève, Notre jeunesse…). L’écrivain y évoque la bataille, la France, la mort… Ces citations choisies prennent un relief particulier dans le récit des derniers jours de Péguy. Dans quelle mesure pensez-vous que Péguy avait anticipé ce qui allait (lui) arriver ?



Michel Laval : L’une des choses les plus surprenantes chez Péguy est la sorte de prescience qu’il a des évènements à venir et plus encore la compréhension de leur signification profonde. Dès 1905 au lendemain de la crise de Tanger, il comprend l’un des premiers que la guerre est inévitable, que la France est menacée par ce qu’il appelle la « kaiserliche menace militaire allemande ». Dès cet instant il donne à la guerre qui menace, sa véritable dimension. « Jaurès et son camarade Hervé, écrit-il, finiront peut-être par découvrir, surtout si leurs intérêts politiques les y poussent un tant soit peu, ils finiront peut-être par s’apercevoir que ce n’est point en Pologne que nous aurons à défendre les libertés polonaises, et toutes les libertés de tout le monde, mais tout simplement, tout tranquillement, si je puis dire, sur les bords de la Meuse. Ils finiront par découvrir ce que nous avons connu d’une saisie toute immédiate parce que nous ne sommes pas des politiciens : que plus que jamais la France est l’asile et le champion de toute la liberté du monde, et que toute la liberté du monde se jouera aux rives de la Meuse, aux défilés de l’Argonne, ainsi qu’aux temps héroïques, à moins que ce ne soit aux rives de la Sambre, ainsi qu’au temps d’une révolution réelle – et veuillent les événements que ce soit Valmy ou Jemmapes –, ou à quelque coin de la forêt de Soignes – et veuillent les événements, si ce doit être un Waterloo, que ce soit au moins un Waterloo retourné. ». Péguy sait, il comprend, que la guerre qu’il voit venir n’est pas un simple affrontement entre nations ou entre impérialismes. Il sait, il comprend, que l’enjeu de la guerre est la « liberté du monde », qu’elle opposera, comme il l’écrit, « deux races de guerre qui n’ont rien de commun ensemble et qui se sont constamment mêlées et démêlées dans l’histoire », l’une « pour l’honneur », l’autre « pour la domination ». Il sait, il comprend que la guerre opposera deux logiques, deux systèmes, deux visions du monde : la France républicaine et l’Allemagne impériale, l’idée de civilisation et le concept de Kultur, la nation élective et la communauté organique, la passion du droit et le culte de la force, le génie français et le Geist allemand. Quelques jours avant que le tocsin retentisse, il évoque dans sa Note conjointe sur Descartes, l’affrontement des « hommes de liberté » et des « hommes d’empire », du « système de proposition et de requête » prôné par la France et du « système de domination et de conquête » professé par l’Allemagne. « […] C’est pour cela, écrit-il, que nous ne nous abusons pas, quand nous croyons que tout un monde est intéressé par la résistance de la France aux empiétements allemands. Et que tout un monde périrait avec nous. Et que ce serait le monde même de la liberté. Et ainsi que ce serait le monde même de la grâce ». D’emblée, il sait, il comprend, que la guerre allemande sera une guerre d’invasion et même d’anéantissement, une « guerre totale » comme les populations civiles vont en Belgique et dans le Nord et l’Est de la France en faire l’expérience et qui conduira jusqu’au cœur de l’enfer temporel des camps d’extermination. Sait-il, comprend-t-il qu’il y risquera, qu’il y jouera sa propre vie ? Il est difficile de répondre à une telle question. Mais, il est certain que Péguy appartient à une génération d’hommes dont les valeurs et les convictions pouvaient conduire au sacrifice de soi. Dans plusieurs des rares lettres qu’il expédie pendant ce premier mois de guerre il répète à plusieurs reprises « Si je ne reviens pas… » Et il y a la visite à Bergson à qui il confie ses enfants s’il disparaissait. La prescience des évènements rejoint ici celle de son destin.



Amitié Charles Péguy : Vous écrivez que « la grande bataille va livrer son héritage intellectuel en pâture ». Un siècle plus tard, que reste-t-il de l’héritage intellectuel de Péguy ?



Michel Laval : La mort a livré Péguy aux pillards. Nul legs intellectuel n’a été aussi âprement disputé, aucune œuvre n’a été autant sollicitée. Depuis un siècle, il est l’enjeu de toutes les disputes. Vichy a voulu l’annexer ; la Résistance l’a brandit comme un étendard. Plus récemment des intellectuels se sont affrontés à son propos. L’un en en faisant par ignorance un précurseur du « fascisme à la française », l’autre exaltant plus pertinemment la figure du « mécontemporain ». Un journaliste en vue s’autorise de ses citations dont il fait un usage immodéré. Chacun croit trouver dans ses écrits la matière de ses raisons. Ces tiraillements sont sans aucun doute dus à la grande richesse de l’œuvre de Péguy, à son extrême complexité et à sa variété surprenante où Le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc et Le Porche du mystère de la deuxième vertu côtoient Un nouveau théologien, Monsieur Laudet et l’Argent. Mais ces querelles ignorent l’essentiel qui les rend dérisoires. L’héritage de Péguy est irréductible à toutes les annexions. Péguy écrit d’ailleurs. Péguy appartient à l’ordre mystique. Il appartient à l’ordre des prophètes très exactement comme Bernard Lazare dont il fait l’extraordinaire portrait dans Notre Jeunesse. C’est ainsi qu’il défend Dreyfus comme il voudra défendre la France. Ce qu’il en reste. Un certain regard sur le monde et les hommes, une certaine conception de la civilisation française. Une certaine manière de courage et de lucidité.



Propos recueillis par Olivier Péguy



LAVAL Michel,  Tué à l’ennemi – La dernière guerre de Charles Péguy, Éditions Calmann-Lévy, 2013, 429 p.


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